Mon 10 septembre

Je ressens le besoin de raconter mon 10 septembre parce qu'il m'interroge, beaucoup.
Pourquoi sortir dans la rue
Je pense qu'on est clair là-dessus, y'en a marre. La deconnexion entre le haut et le bas de la société n'est plus tenable, plus acceptable. On peut vivre avec un certain décalage, avec des personnes aisées d'un côté et des moins chanceux de l'autre (oui, c'est aussi une question de chance, la plupart des ultrariches - français notamment - ne le sont pas grâce à la sueur de leur front mais grâce au patrimoine dont ils héritent). C'est à la limite intellectuellement acceptable. Mais là on a atteint un point qui ne l'est plus, acceptable.
Il est en effet inacceptable que les 500 familles les plus riches de France représentent à elles seules 45% du PIB national (hausse de 16% depuis 2022!, classement de la revue Challenges) sans contribuer à hauteur à l'effort collectif.
Les très hauts patrimoines ayant tendance à s’appuyer sur des mécanismes d’optimisation fiscale qui leur permettent de payer proportionnellement moins d’impôts que les classes moyennes et populaires. (article de Public Sénat)
Gabriel Zucman a d'ailleurs produit un rapport complet (en anglais), sur cette question de la taxation des ultrariches, à la demande du Brésil dans le cade de sa présidence du G20
Il est inacceptable que ces ultrariches dictent les lois, décidant que le productivisme acharné est la voie à suivre même s'il bousille les êtres humains et le reste du Vivant,
Il est inacceptable que ces choix, qui donc renforcent les injustices et font crever notre planète, obstruent l'avenir de nos jeunes,
Il est inacceptable de continuer à suivre les diktats des responsables politiques qui dans le fond ne le sont pas, responsables.
Bref, c'est irespirable, insupportable et je l'ai déjà observé, pour sortir de ma tête je dois entrer dans mes mains (faire quelque chose) ou dans mes pieds (aller quelques part, marcher) donc voilà. Le 10 septembre était là et moi avec lui.
Un démarrage tranquille
Bien qu'ayant retrouvé des copains la veille pour célébrer un anniversaire, je me lève car RDV est donné à 7:30 dans la ville d'à côté pour une AG et décider du programme de la journée. Dans les faits, j'ai du mal à émerger, j'arrive à 8:00 sur site. Une voiture de gendarme est déjà là - je m'en étonne un peu d'ailleurs car l'info n'était pas vraiment publique - mais je trouve une place et je me gare.
Une petite foule est assemblée, plus que je pensais et je trouve ça chouette, relativement diverse en âge. J'en reconnais un certain nombre, ce n'est pas la première "manif" à laquelle je participe et les gens qui se mobilisent sont souvent un peu toujours les mêmes.
Pour dresser le portrait rapidement, il s'agit d'une foule blanche, entre 20 et 80 ans, composée de retraités de la fonction publique, d'artistes, de syndiqués, d'étudiants, d'actifs divers qui ont pu prendre ce temps du rassemblement pour dire et montrer que précisément, "y'en a marre". Pour les familiers des lieux, nous avons là la clientèle type des Biocoop et autres Satoriz ou Amap. Pas vraiment des énervés, plutôt des gauchobobocooloss.
Bref, quand j'arrive les décisions sont déjà prises et la journée peut commencer. Action 1 - avec laquelle je ne suis pas complètement en accord mais elle a été votée et j'arrive après la bataille donc je ne vais pas la contester maintenant - se rendre dans le supermarché d'à côté, prendre des caddies, les remplir, les planter dans la grande surface pour disturber (je sais ce n'est pas français), le fonctionnement du magasin, les paiements, etc. En tout cas une action pour gêner, physiquement et matériellement, le fonctionnement de la grande surface, antre du consumérisme et de l'agroindustrie.
Action 2 - prendre des caddies et remonter à pied jusqu'à la voie rapide la plus proche.
Lorsque nous arrivons près de la grande surface, deux autres voitures de gendarmerie nous attendent. Je suis d'abord surprise, puis très vite je me dis que dans la bande de joyeux lurons que nous sommes, il y a certainement des passeurs d'infos. Pas possible autrement, l'action venait d'être décidée et nous étions en théorie "entre nous"... Bref. Passons.
Action 1 relativement avortée, Action 2 lancée. La direction du magasin qui avait visiblement été informée ayant enlevé le plus gros, nous récupérons une dizaine de caddies et nous mettons en route.
Et alors là c'est plutôt sympa. Le cortège avance tranquillou, des gendarmes à pied marchent avec nous - pour nous encadrer certes mais dans les faits ils sont à nos côtés - les automobilistes à qui nous distribuons des flyers sont dans l'ensemble très compréhensifs et pour une part nous soutiennent et remercient. Citoyens armés (il y a des gendarmes du coin et des gendarmes ultra équipés/flippants) et citoyens non armés progressent tranquillement et sous le soleil, au rythme des discussions sur ce qui permettrait de remettre le monde à l'endroit. Nous faisons notre "travail" de contestation, eux font leur travail d'encadrement, nous sommes ensemble, de simples marcheurs.
Puis nous voyons au loin le rond point qui permet d'accéder à la voie rapide. Il n'était évidemment pas question que les forces armées nous laissent atteindre notre objectif et nous voyons, face à nous, trois ou peut-être quatre voitures de gendarmes supplémentaires nous faire barrage, avec les humains associés dont certains avec des boucliers, des flashball et des bombes lacrymogènes. On ne va pas se mentir, c'est inquiétant. Mais nous décidons d'avancer tout de même, jusqu'au barrage, finalement ce sont eux qui bloquent la route, ce serait dommage de se priver de cette "aide" (hum).
Arrivés à hauteur des voitures, le contact est neutre mais froid. Je salue les gendarmes qui me font face (on m'a appris qu'il fallait être polie) mais eux regardent ailleurs et ne répondent pas. Ok, j'en prends mon parti et puisqu'apparemment nous allons rester là - le collectif ne décide pas autre chose - je m'asseois et sors mon dernier Socialter n°71 qui parle de se réappropier le futur ... Plutôt très à propos...
Vers un autre monde
Ce status quo un peu étrange dure un certain temps, difficile de dire combien, jusqu'à ce que les gendarmes décident très clairement de prendre en main la narration.
On nous demande, en nous poussant, de nous mettre sur le côté pour laisser passer les poids lourds dans un premier temps. Puisque le blocage n'est finalement pas efficace, le collectif décide de retourner au point de départ pour parler de la suite. Demi-tour donc.
J'avais décidé que je ne me presserai sur rien, donc je suis dans le dernier tiers du cortège. D'un coup, des cris. Des cris de femmes, des cris d'hommes, des cris de gendarmes, de l'agitation. Clairement devant, ça brasse. La curiosité étant la plus forte, j'accélère et je m'approche et alors franchement, je ne comprends ni ce qui se passe ni comment on en est arrivé là:
un type dont j'ai fait la connaissance une heure plus tôt, la 50aine, très sympa, drôle et souriant, est penché en avant sur une meule de paille enrobée, la tête coincée, les bras pliés de force dans le dos. Les gendarmes flippants, très calmes et mêmes sympathiques pour certains jusque-là, sont d'un coup très énervés. Déjà là, je trouve la situation anormale. Certes je n'ai pas vu le début de l'action (une histoire de banderole arrachée semble-t-il), mais la manière dont la situation est gérée ne me parait ni raisonnable ni propice à ramener le calme.
Les gendarmes nous crient dessus et nous poussent sans ménagement. Il est clair qu'ils veulent nous éloigner du pauvre malheureux que nous avons instinctivement envie de défendre car il semblait mal en point, mais la façon de faire n'est pas diplomatique. Sans surprise, ça s'échauffe un peu. De part et d'autre. Mais aussi subitement que cela avait commencé, la tension redescend, d'un cran au moins et le cortège se remet en mouvement. Nous demandons ce qui va se passer pour notre acolyte, aucune réponse.
Je reprends ma place dans le fond du cortège, nous reprenons la route. Et là de nouveau, peu de temps après, des cris, de l'agitation du raffut. Plus fort et plus sérieux encore, je cours m'approcher je sens que ça ne va pas. Et pour cause.
Quand j'arrive - et encore une fois je n'ai pas vu l'étincelle initiale - un autre type est sous emprise de la gendarmerie, au sol dans le fossé cette fois! Je vois trois gendarmes, j'apprendrai plus tard qu'ils sont arrivés en étoile à 4 autour de lui pour le bloquer. Le visage contre l'herbe, la tête coincée par un genou, les bras tirés croisés dans le dos. C'est très pénible à voir. Du côté du type au sol cela s'agite pas mal, le souvenir encore piquant de l'interpellation précédante fait remonter la tension très vite très haut.
A ce moment là, je bascule pour de vrai dans une autre dimension: un chef d'équipe que j'avais déjà entendu pas mal brailler avant se met à crier "Allez on se bouge, on se rappelle les fondamentaux, allez allez". Se forme alors une ligne assez serrée de gendarmes de toutes sortes, gendarmes du coin et GI JO avec leur bouclier appelés sur site dans la matinée. On sent clairement qu'eux-mêmes ne comprennent pas très bien pourquoi (regard, posture) mais obéissent à la stimulation des cris et dégainent - je ne sais pas comment le dire autrement - les bombes lacrymo. Donc on se retrouve coincé entre d'un côté le fossé et les violents et de l'autre les potentiellement violents.
Je ne le cacherai pas, j'ai eu peur. Alors non ce n'était pas une nasse comme on peut en voir dans d'autres manifestations, étroite et serrée sans échappatoire; si on avait voulu, on aurait pu - pour les plus en forme d'entre nous en tout cas - courir et nous enfuir. Mais sur le moment, le sentiment c'est celui d'un enfermement avec danger imminent.
Ce qui contribue à la peur c'est l'absence de logique, la bascule incompréhensible d'une situation à une autre. Une situation où chacun.e se comporte comme attendu (les marcheurs marchent, les gendarment veillent au grain) à une situation où plus rien ne fait sens, où chacun.e est sur le qui-vive à se demander quelle attitude adopter et quelle sera l'étape d'après. Comme pour la première interpellation, la tension redescend et les bombes lacrymo sont rangées. L'aspect organique, comme le va et vient des vagues, de la montée et redescente de la tension sans explication apparente serait un objet d'étude en soi...
Le collectif décide d'aller à la gendarmerie de la ville en espérant y trouver les membres interpellés. Ca non plus je n'y croyais pas mais, j'ai suivi le mouvement. Continuer de marcher allait me permettre d'évacuer le stress et en toute franchise ça je n'étais pas contre. Nous avons bien entendu été escorté.es par tout le gang de gendarmes, y compris maintenant des gendarmes à moto (la science fiction continue!!!).
Arrivés sur place, les volets sont fermés et au bout de quelques courtes minutes, l'un des chefs - pas le braillard, un autre - prend le megaphone pour nous informer qu'ils ont été bien patients avec nous mais que maintenant ça suffit, que nous sommes sur le parking de la gendarmerie, que nous ne pouvons donc pas rester là et qu'il faut partir, sous peine de contrôles d'identité.
Conclusion
Après un bref instant à se regarder, le collectif se dissout effectivement. Debrief au point de départ et un petit groupe décidera de continuer la contestation dans une autre ville, plus grande, l'après-midi. Je n'en serai pas.
J'ai eu ma dose de marche et surtout, je me demande à quoi tout cela a servi au fond:
- les gendarmes sont parvenus à nous empêcher d'atteindre la voie rapide (j'imagine que c'était la consigne ultime du Préfet)
- ils ont réussi à avoir les infos en même temps que nous les décidions, donc ont réussi à s'introduire dans nos rangs
- ont contribué - je n'ose pas écrire "provoquer" parce que les deux fois je n'étais pas au début du geste - mais ont contribué ça j'en suis témoin, à créer des situations violentes
Alors certes, nous sommes parvenus à bloquer en partie la circulation sur l'un des axes majeurs de la ville sur la matinée, mais au final, ce sont les forces de l'ordre qui ont choisi la narration de ce mouvement.
Manifester, qui est un droit constitutionnel je le rappelle, devient dangereux. Dangereux parce que la raison est black listée de ces lieux d'expression pourtant non violents au départ. Dangereux parce que manifester, c'est ainsi exposer son intégrité physique. Cela ne fait plus aucun doute. Je l'avais vu. Je l'ai maintenant vécu.
Toujours plus de questions
Alors comment agir? Parce qu'être la témoin de cela n'apaise en rien la colère et la volonté de changement: clairement, ce monde est en roue libre et il faut reprendre raison. Mais comment? La manifestation n'est plus une voie d'expression pour les citoyen.es, c'est très possiblement l'open bar du n'importe quoi. Les pétitions? Plus de 2 Millions de signataires contre la Loi Duplomb, mais rien. Les élections? idem... les gouvernants actuels marchent dessus sans problème.
Pourquoi les gendarmes et policiers ne sont pas plus du côté du peuple? Ils et elles sont des citoyen.es aussi ! Il suffit de regarder dans quel état sont les casernes pour se rendre compte qu'elles ne sont pas épargnées par l'abandon des services publics par l'Etat ...
A quoi va ressembler l'avenir de notre société et de nos jeunes? Parce qu'à ce train là, nous ne pourrons plus nous réunir, plus marcher à plus de 3 ensemble dans la rue, plus rêver, plus ...vivre?
Je suis inquiète mais encore plus déterminée... et je ne suis pas la seule.
A suivre donc,