FOCUS/ Les Gaz Lacrymogènes

Un peu d'histoire
"Gaz Poivre" ou "Gaz CS" est en réalité une poudre blanche, un peu épaisse dont l'utilisation remonte, en Europe, au début du XXème siècle.

"S'il faut attendre la Première Guerre mondiale pour voir apparaître des armes chimiques produites à une échelle industrielle, ces dernières n'ont pas attendu des conflits de cet ordre pour exister. Dans Petite Histoire du gaz lacrymogène, Anna Feigenbaum raconte ainsi qu'on retrouve les premières formes de vaporisateurs de gaz poivre dès le Japon féodal, "lorsque les samouraïs l'utilisaient, sous le nom de metsubushi_, pour lutter contre les brigands. Des extraits de piment étaient versés dans des sacs en papier de riz et projetés vers les yeux de l'adversaire, provoquant une cécité temporaire_".
On retrouve des techniques de guerre équivalentes chez les guerriers chinois, qui faisaient frire des piments en grande quantité sur les champs de bataille pour dégager une fumée irritante, ou encore, au XVe siècle, chez la tribu amérindienne des Tainos qui lançait sur les envahisseurs espagnols des calebasses emplies de cendres et de piments forts écrasés en guise de grenades...
C'est cependant en France, peu avant la Première Guerre mondiale qu'apparaissent les premières velléités de création de gaz ayant un effet lacrymogène. Il s'agit alors d'affronter les criminels barricadés : après les pillages de banques et meurtres orchestrés par la "bande à Bonnot", leur meneur, Jules Bonnot, doit être délogé de la maison où il s'était réfugié à la mitrailleuse et aux explosifs. Le préfet de police Lépine décide alors de créer, en 1912, une commission spéciale chargée d'inventer des moyens permettant de débusquer les malfaiteurs tout en limitant les dégâts. "C_’était bien à la maîtrise des foules et de la rue que songeait le novateur Lépine, qui avait été confronté à nombre de manifestations ouvrières et d’émeutes sur les boulevards parisiens - comme celle du 1er juillet 1910, à l’occasion de l’exécution du cordonnier tueur de flics Liabeuf"_, avance l'historien français de l'anarchisme Julius Van Daal en préface de l'ouvrage d'Anna Feigenbaum.

Le premier gaz lacrymogène, l'étherbromacétique, connu pour ses propriétés irritantes, est testé par la préfecture de police de Paris avec succès dès 1913, puis récupéré par l'armée française aux débuts de la Première Guerre mondiale. Les soldats français s'arment de cartouches suffocantes et de grenades à main pour arroser l'armée allemande de gaz lacrymogène... et débutent par là même la première guerre chimique moderne. Un an plus tard, les soldats allemands répliqueront à Ypres en libérant 180 tonnes de chlore sur les lignes alliées, dans une attaque qui fait plus de 1 000 morts et que raconte le lieutenant Jules-Henri Guntzeberg, commandant de la 2e compagnie du 73e régiment d'infanterie territoriale devant une commission d’enquête :
Le nuage s’avançait vers nous, poussé par le vent. Presque aussitôt, nous avons été littéralement suffoqués […] et nous avons ressenti les malaises suivants : picotements très violents à la gorge et aux yeux, battements aux tempes, gêne respiratoire et toux irrésistible. [...] J’ai vu, à ce moment, plusieurs de nos hommes tomber, quelques-uns se relever, reprendre la marche, retomber, et, de chute en chute, arriver enfin à la seconde ligne, en arrière du canal, où nous nous sommes arrêtés. Là, les soldats se sont affalés et n’ont cessé de tousser et de vomir.
L'attaque d'Ypres entre dans l'histoire comme le premier gazage de masse et marque dans un même temps le début d'une surenchère qui va mener à l'industrialisation des armes chimiques. En Allemagne, le chimiste Fritz Haber (prix Nobel de chimie de 1918 pour ses travaux sur la synthèse de l'ammoniac !) aura ainsi jusqu'à 2 000 employés sous ses ordres dans l'unique but de créer des armements chimiques, tandis que la France militarise les services de chimie, de pathologie et de physiologie de ses seize plus prestigieuses facultés de médecine. Les champs de bataille de la Première Guerre mondiale se transforment en terrains d'essai d'armes chimiques créées à la volée... tout ceci en réponse aux premiers tirs de gaz lacrymogènes.
Les exactions commises à l'encontre des "poilus" ont rendu les armes chimiques intolérables à la population française comme à l'armée. La production de gaz lacrymogène s'exporte donc de l'autre côté de l'Atlantique pour se poursuivre aux Etats-Unis, dès 1917, dans le but d'une application "civile", raconte Anna Feigenbaum :
On différencia davantage les gaz toxiques et les nouveaux gaz inventés pendant le conflit mondial. Ce distinguo sémantique continua d'être opératoire dans les conventions du droit de la guerre relatives aux gaz de combats. Il pouvait servir à légitimer la prohibition de certaines armes ou l'autorisation de certaines autres. Ce mode de raisonnement permit au gaz lacrymogène de suivre une trajectoire juridique différente (non sans de nombreuses contestations) que d'autres agents toxiques.
Les années 1920 deviennent l'âge d'or du gaz lacrymogène, ou gaz CN, du nom du composé utilisé, le chloroacétophénone : d'une arme de guerre, il est dorénavant un "attribut bénin de la répression des foules". Amos Fries, général de l'armée des Etats-Unis, se fait le chantre des armes chimiques. Il assure la communication, vantant les mérites de ce gaz idéal pour le contrôle des foules et allant jusqu'à organiser des démonstrations lorsque nécessaire. En 1921, il convie ainsi la presse à assister à ses effets : un bataillon de policiers est chargé de ramener six hommes armés de 150 grenades lacrymogènes... sans succès. L’événement permettra aux dirigeants de la police d'assurer au New York Times que cette démonstration prouve "la précieuse utilité du gaz lacrymogène dans le travail de police".
Peu à peu, le gaz lacrymogène devient l'instrument idéal pour briser les protestations politiques. En 1932, la Bonus Army, un groupe d'anciens combattants, réclame les suppléments de soldes qui auraient dû leur être versées depuis la fin de la guerre. Ils campent par milliers devant le Capitole, siège du congrès. Le conflit s'envenime : pour déloger les récalcitrants, le campement est assailli de gaz lacrymogènes, puis incendié. Un enfant en bas-âge, Bernard Myer, meurt sous les effets du gaz, et une femme enceinte perd son enfant. L'armée nie toute causalité, mais les anciens combattants en tirent une balade ironique ,"No Undue Violence" :
"Nous n'avons pas usé de violences excessive" , qu'ils disent...
Alors bébé Myer, ferme-la !
Même si ce n'est pas très clair
Pour ta petite cervelle
Tu as été gazé avec les meilleurs intentions
L'arrivée de la grande dépression et des revendications sociales généralise l'utilisation des gaz lacrymogènes aux Etats-Unis, alors que les industriels vantent l'efficacité de leurs nouvelles techniques anti-émeutes. Ce complexe militaro-industriel fait de cette arme à "faible létalité" un des fleurons de son industrie : "L'austérité et l'injustice qui alimentaient le mécontentement tombaient donc à pic et offraient un motif tout trouvé au développement et à la vente d'armes destinées à être utilisées contres des civils", relate Anna Feigenbaum. Les industries de gaz lacrymogène, la compagnie Lake Erie Chemical en tête, deviennent indissociables de la répression des manifestations, et commencent à vendre leurs produits à l'international, en Argentine, en Bolivie ou encore à Cuba.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les armes chimiques ne seront pas employées lors des affrontements. Mais les gaz lacrymogènes prennent leur essor dès la sortie de la guerre. En France, ils sont utilisés dès 1947, lors des grèves insurrectionnelles initiés par les ouvriers de la régie Renault de Boulogne-Billancourt, nationalisée par le gouvernement, qui voient leur ration quotidienne de pain passer de 300 à 250 grammes. Le mouvement prend rapidement de l'ampleur et comptera au plus fort 3 millions de grévistes.
C'est au début des années 50, que le gaz lacrymogène tel qu'on le connaît aujourd'hui est inventé à Porton Down, dans le sud-ouest de l'Angleterre retrace Anna Feigenbaum.
Le gaz lacrymogène s'est généralisé et les nouvelles grenades mises au point sont massivement utilisées afin de mater les soulèvements dans les colonies du Commonwealth. La France suivra l'exemple britannique en Algérie au cours des années 50. Les Etats-Unis, de leur côté, l'emploient massivement au Vietnam comme à domicile, sur les opposants à la guerre.
Inventé dès 1928 par les chimistes américains Ben Corson et Roger Stoughton, le gaz CS (2-Chlorobenzylidène malonitrile) est synthétisé pour un usage militaire dès le début des années 50, puis commercialisé dans une version "moderne" en 1965 par le Royaume-Uni. Il est mis sur le marché avec l'assurance que "la supériorité du CS est due à ses effets irritants plus prononcés et plus variés". Le gaz CS est en effet jugé moins toxique et 10 fois plus puissant que son prédécesseur, le gaz CN.
Ce nouveau gaz devient rapidement la nouvelle arme chimique non létale privilégiée par les forces de l'ordre, et est encore celle qui est la plus utilisée de nos jours. En France, on découvre cette nouvelle version des gaz lacrymogènes lors des grèves de mai 1968.
Les manifestants confrontés à ces nouveaux gaz lacrymogène pour la première fois apprennent rapidement, de leur côté, à s'en protéger. Au point qu'un an plus tard, lors de la bataille du Bogside en Irlande du Nord, opposant la population catholique à la police royale, ce sont des étudiants français de passage dans la région qui expliquent aux habitants qu'il faut se rincer les yeux avec de l'eau et se couvrir le visage de mouchoirs imbibés de vinaigre pour se prémunir des effets du gaz...
Depuis, le gaz CS n'a eu de cesse de se répandre : il est utilisé contre les étudiants en Corée du Sud, par Israël contre les Palestiniens lors de la première Intifada, au cours du Printemps arabe, pendant le mouvement Occupy Wall Street, lors du mouvement des gilets jaunes ou encore, beaucoup plus récemment au Venezuela, au Caire, au Chili et à Hong Kong, où 88 % de la population aurait été exposée aux gaz lacrymogènes... " (Article France Culture, Cf source au bas
Effets attendus & Protection
"L’exposition au gaz lacrymogène provoque une sensation de brûlure, des frottements aux yeux provoquant des larmes, de la toux, un resserrement de la cage thoracique, des difficultés respiratoires et une irritation de la peau.
Dans la plupart des cas, les effets se dissipent après 10 à 20 minutes. Cependant, chaque personne réagit différemment au gaz lacrymogène, et les enfants, les femmes enceintes et les personnes âgées sont particulièrement sensibles à ses effets." (Article Amnesty, Cf source au bas)
Nausées et vomissements font également partie du lot des effets constatés.

Pour s'en protéger, le mieux évidemment c'est de s'éloigner. TOUT ce qui va être en contact avec le gaz lacrymo sera contaminé: les cheveux et les vêtements (qu'il faudra donc laver sans attendre) ainsi que l'ensemble des muqueuses comprenez les yeux, le nez, la bouche puis parce qu'il faut bien respirer, le pharynx, le larynx, les poumons.
Pour les yeux, on choisira des lunettes avec joint qui aide à l'étanchéité, type lunette de plongée et pour la bouche, les masques FFP2 semblent être les plus efficaces ou à défaut, un chiffon imprégné de vinaigre comme mentionné plus haut ou de jus de citron (certes, pas évident comme installation en pleine manifestation).
Sachant que, ATTENTION, la loi interdit - et autant dire que dans ces cas-là elle est appliquée - de se cacher le visage:
«Est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la cinquième classe le fait pour une personne, au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation sur la voie publique, de dissimuler volontairement son visage afin de ne pas être identifiée dans des circonstances faisant craindre des atteintes à l’ordre public»
Donc si malgré tout on est exposé: serum physiologique pour rincer les yeux qu'on s'attachera à ne pas frotter, même si cela gratte fort fort!! On se rince le visage avec de l'eau, on boit de l'eau, on patiente du mieux qu'on peut...
Les forces de l'ordre elle-même, par le biais de leur syndicat VIGI, s'interrogent sur la dangerosité de ces gaz...
Dans certaines marches, on voit des manifestants mettre les grenades sous des cônes oranges de circulation ou dans des boites de conserve et les arroser d'eau pour les éteindre. Cela semble assez efficace. BIEN PORTER des gants pour hautes températures, les bestioles sont chaudes lorsqu'elles sont actives.
Rappel du droit
"✅Le gaz lacrymogène peut seulement être utilisé dans des lieux où les gens ont la possibilité de se disperser. Autrement dit, il ne peut pas être utilisé dans un espace confiné ni être utilisé si les rues et autres issues sont bloquées.
✅Le gaz lacrymogène peut être utilisé seulement après que les gens aient été avertis du recours imminent à cette arme pour qu’ils aient le temps de se disperser.
✅Le gaz lacrymogène peut être employé uniquement dans les situations de violence généralisée, dans le but de disperser une foule, si et seulement s’il s’agissait du seul moyen à disposition pour contenir la violence.
❌Le tir des gaz lacrymogènes ne doit jamais être direct. Les cartouches et les grenades contenant des substances irritantes ne doivent jamais être directement tirées sur une personne. D'autant que lorsqu'elles sont tirées, ces grenades deviennent de dangereux projectiles.
❌Il est interdit d’utiliser du gaz lacrymogène à proximité des écoles, des hôpitaux ou pour viser des personnes vulnérables telles que des personnes âgées, des femmes enceintes ou des enfants." (Article Amnesty, Cf source au bas)
L’article L-211-9 du code de la sécurité intérieure et l’article 431-3 du code pénal régissent l’utilisation des gaz lacrymogènes. Les représentants de la force publique peuvent dissiper un attroupement lorsqu’il y a eu 2 sommations restées sans suite. Ils sont toutefois autorisés à faire immédiatement usage de la force si des faits de violence sont exercés contre eux.
Le cadre d'utilisation de ces grenades est loin d'être respecté. Les vidéos prises lors des manifestations montrent que certains membres de la police manquent de discernement et de terribles accidents en sont d'ailleurs la conséquence.
Les bombes lacrymogènes, réservées aux forces de l'ordre?
Et bien non, tous les majeurs ont le droit de s'équiper de bombes lacrymogènes s'iels se pensent en danger.
"Le choix d’un aérosol de défense ne doit pas se faire au hasard. Les sprays anti-agression étant considérés comme des armes, leur vente est interdite aux mineurs. Par ailleurs, la contenance d’une bombe lacrymogène joue un rôle déterminant dans sa classification. Un spray anti-agression dont la contenance n’excède pas 100 ml rentre dans la catégorie D (ancienne catégorie 6). Il est accessible au grand public. En revanche, les aérosols de défense dépassant les 100 ml sont strictement réservés aux professionnels : agents de sécurité, policiers, CRS, gendarmes…
Il faut savoir que la loi interdit le port et le transport d’une arme, comme une bombe lacrymogène, sans motif légitime. L’évaluation de ce motif légitime reste à l’appréciation des forces de l’ordre lors d’un contrôle. En cas de litige, l’affaire peut être portée devant un juge. "
Pour rappel, voici les 5 conditions cumulatives définies par l'article 122-5 du Code pénal :
1️⃣ | ATTAQUE INJUSTIFIÉE : L'agression doit être sans motif valable et non provoquée par vous. |
2️⃣ | DÉFENSE DE SOI OU D'AUTRUI : Protection de votre personne ou d'une autre victime présente. |
3️⃣ | RÉACTION IMMÉDIATE : La défense doit être simultanée à l'attaque, pas après. |
4️⃣ | DÉFENSE NÉCESSAIRE : Aucune autre solution pour échapper au danger. |
5️⃣ | PROPORTIONNALITÉ : Réponse adaptée à la gravité de l'agression subie. |
Bien entendu, l'utilisation d'une bombe lacrymogène en dehors de ces conditions constitue un délit passible de sanctions pénales.
"Les aérosols de défense et les bombes lacrymogènes à destination des particuliers ne doivent pas excéder, comme vu précédemment dans cet article, une contenance de 100 ml et le vente est interdite aux mineurs. Mais quel type de produit choisir ? Tout dépend de vos besoins :
- Le gel mousse-poivre : produit coloré jaune/orange et pulvérisation directionnelle qui facilite la visualisation des projections sur l'agresseur. Il est efficace pour toutes les agressions (homme, animaux et sujets alcoolisés et/ou drogués).
- Le gel poivre : incolore et à pulvérisation directionnelle, il est efficace pour toutes les agressions.
- Le gaz poivre : pulvérisation large, conseillé quand les agresseurs multiples ou contre les chiens.
- Le gel CS : incolore et utile uniquement sur les humains. Il est inefficace contre les animaux ou les personnes alcoolisées et/ou drogués.
- Le gaz CS : adapté contre les agresseurs humains, mais inefficace contre les animaux ou les personnes alcoolisées et/ou drogués. Il est à privilégier si vous avez peur de mal viser grâce à son spectre large.
Voilà un tour assez large du sujet.
En résumé et puisque les rassemblements pour remettre le monde à l'endroit ne sont sans doute pas terminés, on se protège, on évite au maximum le contact et on prend soin les uns des autres. Haut les coeurs!
SOURCES:
. Article France Culture du 10.12.2019
. Article d'Amnesty International France paru le 12.06.2020 et mis à jour le 22.07.2025
. Article Vetsecurité du 04.02.2023